En considérant une paire de trous noirs et une paire particule-antiparticule, des théoriciens ont relié deux phénomènes relevant de la relativité générale et de la physique quantique.

La physique théorique du XXe siècle a donné naissance à deux domaines qui sont pour l'instant inconciliables : la physique quantique et la relativité générale. Les unir dans un cadre cohérent, une théorie de gravitation quantique, est encore un rêve de physiciens théoriciens. Les nombreuses approches, dont les plus connues sont la théorie des cordes et la gravité quantique à boucles, sont encore loin d’atteindre leurs objectifs. Une nouvelle piste pourrait venir de travaux récents qui semblent mêler deux phénomènes, l’intrication quantique, qui découle des principes de la physique quantique, et les trous de ver, structures que la relativité générale permet d'imaginer.
 
L’histoire de l’intrication quantique remonte aux années 1930. Elle devient une question centrale de la mécanique quantique lorsqu’Albert Einstein, Boris Podolsky et Nathan Rosen présentent le phénomène sous la forme d’un paradoxe, le paradoxe EPR. L'état quantique d'une particule, comme de tout système, est caractérisé par une « fonction d'onde ». En toute généralité, la fonction d'onde peut correspondre à une superposition d'états classiques. Par exemple, l'état de spin, sorte d'axe de rotation intrinsèque de la particule, peut être une somme de l’état « vers le haut » et de l’état « vers le bas ». Lors de la mesure de l’orientation du spin, la fonction d’onde est modifiée, on dit qu'elle est « réduite », et le spin est finalement observé soit « vers le haut » soit « vers le bas » comme on s’y attendrait pour un objet usuel. Dans un système dit intriqué, qui peut impliquer deux particules ou davantage, il existe une forte corrélation entre les composants du système. Prenons par exemple un système de deux particules intriquées par leurs spins. Supposons plus précisément que les deux particules intriquées ont des spins opposés. Lorsqu’on mesure le spin d’une des particules, l'orientation du spin de la deuxième, qui était indéterminée, devient instantanément l'opposée de celle qui a été observée pour la première particule. Il faut penser un système intriqué comme un ensemble et non comme l’association de deux particules séparées. Le paradoxe pour Einstein et ses collègues était que la « réduction » de la fonction d'onde de la seconde particule se produit sans délai après la mesure du spin de la première, même si les particules sont très éloignées l’une de l’autre : cela semble correspondre à un échange instantané d'information, en violation du principe de la théorie de la relativité restreinte selon lequel aucun signal physique ne peut se propager à une vitesse supérieure à celle de la lumière dans le vide. Depuis, ces propriétés de l’intrication quantique ont été démontrées, en particulier lors des expériences de l’équipe du physicien français Alain Aspect en 1982.
 
La physique quantique n’est pas la seule à présenter des phénomènes étonnants. La théorie de la relativité générale décrit la dynamique de l’espace-temps et comment des objets massifs (et, plus généralement, toute forme d’énergie) peuvent le courber. Einstein et Rosen avaient imaginé que des objets extrêmement compacts, tels des trous noirs, pouvaient former un tunnel dans le tissu de l’espace-temps, tunnel qui relierait deux points arbitrairement éloignés de l’Univers, tel un raccourci. On parle de pont d’Einstein-Rosen ou pont ER, ou trou de ver.
 
La plupart des phénomènes physiques vérifient le principe de localité qui découle de la relativité restreinte, c’est-à-dire qu’aucun signal ne se propage plus vite que la lumière. L’intrication quantique et les trous de ver semblent violer ce principe. En apparence seulement, car ni l'intrication quantique ni les trous de ver ne permettent d’échanger une information. Dans le cas de l’intrication, on ne choisit pas l’état que prennent les particules lors de la mesure. Quant aux trous de ver, les physiciens John Wheeler et Robert Fuller ont montré que les trous de ver de type ER sont si instables qu’ils s’effrondreraient sur eux-mêmes avant que la lumière ne puisse les traverser.
 
En juin 2013, Juan Maldacena, de l’Institut d’études avancées de Princeton, aux États-Unis, et Leonard Susskind, de l’Université de Stanford en Californie, ont suggéré l'existence d'un lien entre l’intrication du paradoxe EPR et le pont Einstein-Rosen. Ils résument cette idée par l’égalité ER = EPR. Ils ont supposé que si deux trous noirs sont intriqués quantiquement, il se forme un pont ER non traversable qui relie l’intérieur des deux trous noirs. Ils vont plus loin et suggèrent qu’à toute intrication est associée un type particulier de trou de ver, de type pont ER non traversable. Er selon eux, d’autres types de systèmes quantiques intriqués pourraient produire des ponts ER.
 
Kristan Jensen, de l’Université de Victoria au Canada, et Andreas Karch, de l’Université de Washington, à Seattle aux États-Unis, ont étudié le cas de deux particules fondamentales – une paire quark-antiquark – qui s’éloignent rapidement l’une de l’autre dans un espace à trois dimensions. Les particules sont intriquées par un lien qui, dans un espace à quatre dimensions, s’interprète comme un trou de ver. Julian Sonner, de l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT), aux États-Unis, est arrivé à la même conclusion. Pour étudier ce scénario, les trois physiciens ont utilisé le principe holographique, un outil développé par J. Maldacena qui permet d’établir des équivalences entre des problèmes formulés dans des espaces ayant des nombres de dimensions différents. Par exemple, comme pour un hologramme optique, l’information contenue dans un support à deux dimensions permet de décrire un objet à trois dimensions. Avec ces outils, les physiciens ont montré que l’intrication dans l’espace à trois dimensions serait équivalente à un trou de ver dans un espace à quatre dimensions.
 
Est-ce une avancée vers l’unification de la physique quantique et de la théorie de la relativité générale ? Il est encore trop tôt pour le dire. L. Susskind et J. Maldacena soulignent que les travaux de leurs collègues se placent dans un univers à trois dimensions idéalisé sans gravitation. Et une équivalence entre l’intrication et les trous de ver n’aura de sens que dans une théorie pourvue de gravitation. Le résultat pourrait n’être qu’une analogie fortuite. Néanmoins, pour les moins pessimistes, les articles de K. Jensen, A. Karch et J. Sonner pourraient être un premier pas vers une compréhension plus fondamentale des connexions entre physique quantique et relativité générale.
 
Sean Bailly