A l’époque moderne, la croyance dans les démons est généralement rejetée comme étant une superstition crasse de gens non civilisés mais la croyance en nos egos “civilisés” peut s’avérer devenir la pire de toutes les superstitions. Le mysticisme Asiatique présente une diversité d’entités démoniques, telles que Shri Devi, une manifestation courroucée de la déesse Hindoue Sarasvati. Dans leurs manifestations courroucées, les dieux et les déesses servent de protecteurs divins.

Ces spectres féroces demeurent dans le mental humain à l’image d’anticorps, d’agents intra-psychiques d’immunité. En effet, ils nous protègent contre nous-mêmes, contre les infections insidieuses de notre propre égoïsme. La déesse est courroucée parce qu’elle représente la forme de sagesse exhibant une réaction outragée vis à vis des pensées illusoires et mensongères. Dans les pratiques, Shri Devi (Magzor Gyalmo en Tibétain) est une protectrice spéciale invoquée dans les rituels de divination. Les pratiques sont “toujours réalisées avec une visualisation de quelque forme courroucée de Manjusri, le bodhisattva de la sagesse” parce que ce bodhisattva représente la connaissance innée qui est libérée de toutes les obstructions par les impétuosités courroucées de Shri Devi. (Demonic Divine. Linrothe and Watt, pages 168 et page 273).

Sous un dais de fleurs de paons, Shri Devi nous brandit son bâton surmonté d’un trident et tient une coupe débordant de cerveaux humains au niveau du coeur. Elle est en train d’avaler un tout petit démon dont la jambe gigote encore hors de sa bouche. Elle chevauche une mule mâle au travers d’un lac de sang. Le sang coule en cascade, telle une chute d’eau sur des roches de montagne, créant en-dessous d’elle des flaques et des éclaboussures. Une jambe humaine émerge du lac témoignant de la tentative de quelqu’un de faire surface et une carcasse d’animal flasque et bleu flotte dans le sang. La déesse courroucée écrase de ses pieds la tête du corps écorché d’un homme.

Ces images macabres illustrent jusqu’où Shri Devi doit aller pour détourner l’ego de ses intoxications et même pour le dissoudre dans son entièreté, reconnectant par là-même la conscience, liée à l'ego, à sa source, la matrice biologique numineuse, la mer de cascades de sang.

 Le Grand Détour

Selon le Trividya Sutra, quelques jeunes Brahmanes demandèrent au Bouddha d’expliquer l’expérience sublime de “l’extase de Brahma” évoquée dans les Vedas. En termes mystiques, ils s’enquéraient du “sentiment océanique” de fusionner avec toute chose, en connaissant Dieu et en se connaissant soi-même comme Dieu. Tat Tvam Asi, dans la formule Sanscrite d’identification : “Tu es Cela”. Le Bouddha expliqua que ces expériences mystiques, réputées être à la fois numineuses et extatiques, étaient “dues aux souvenirs que les sages Brahmanes possédaient, bien qu’elles fussent généralement réprimées, de leurs expériences passées en tant que Brahma sur les plans du Brahmaloka.” (John Myrdhin Reynolds. Self-Liberation through Seeing with Naked Awareness, page 100).

Ce qui est appelé “Dieu” par des milliards d’individus autour du globe est l’ego suprême, la projection suprême de l’ego humain. Lorsque les sages, qui vivent l’expérience de la fusion mystique avec Dieu, sont transportés vers un autre plan - décrit par Bouddha comme le Brahmaloka, la “Zone du Dieu Créateur” - ils ne transcendent pas l’ego, ils ne font que s’élever dans une dimension suprahumaine de l’ego. Ceux qui vivent l’expérience de la fusion avec Dieu ne font que se remémorer un bon moment qu’ils eurent il y a des éons de cela, quelque part ailleurs dans le cosmos, dans une fréquence différente de résonnance. L’identification avec Dieu est encore une identification. Au-delà de l’identification, il existe une conscience sans Dieu, sans soi. Dans la connaissance silencieuse, l’extase et la révérence. Dans l’émerveillement qui émerge lorsque que nous savons ce qui est altérité et que nous découvrons que nous sommes autres. Et il existe une abondance de soutien surnaturel disponible pour nous y amener.

Le grand détour de l’humanité débuta lorsque la quête éternelle pour transcender le soi incarné fut méprise pour le besoin de transcender l’incarnation même.

Dans les Mystères, l’expérience momentanée de dissolution de l’ego permettait aux initiés de transcender l’identité de soi unique, et ils sortaient, des rites, régénérés, plus incarnés, plus débordants d’intensité et de passion de vivre. Platon (bien que supposément initié) eut tout faux, selon ce qu’affirma Aldous Huxley, en élevant l’Etre au-delà du Devenir. En aucun cas, la sagesse Indigène enseigne-t-elle que nous sommes des entités spirituelles, à savoir non-physiques, emprisonnées misérablement dans la chair, piégées dans un monde infernal de matière aveugle et insensible. La sagesse innée à l’espèce humaine affirme que nous sommes des êtres magiques, capables d’entrer et de sortir librement de la dimension matérielle, à l’image de ce que nous faisons dans nos rêves. L’univers est vivant et tout acte d’attention constitue une découverte. Chaque moment constitue un miracle en devenir. L’identité de soi unique émerge en tant que dispositif provisoire pour se remémorer et pour retenir les découvertes, les moments d’amour et d’apprentissage, afin que le cosmos puisse élaborer des champs de continuité mais ce dispositif tend à bloquer le processus même pour la gestion duquel il a été conçu. Il se comporte comme le diaphragme déficient d’un appareil-photo. Il reste fermé.

Les enseignements Gnostiques s’accordent avec la sagesse traditionnelle : la transcendance n’est pas la libération de l’esprit hors du corps mais la libération du corps de son handicap spirituel, le diaphragme obturé de l’identité de soi unique.

Tels sont les deux paradigmes fondamentaux de la transcendance, hors du soi et au service du soi, et on ne peut les réconcilier. Les enseignements Asiatiques de libération tels que le Shivaïsme, le Ch’an, le Zen, le Dzogchen, et le Tantra Vidya Hindou, mettent en valeur la transcendance hors du soi, la dissolution de l’identité de soi unique tandis que le courant Judéo-Chrétien-Islamique met en valeur la transcendance au service de l’ego, c’est à dire la libération de la conscience de soi des limites de l’existence physique, plus particulièrement la prison de la chair. Dans la tradition Asiatique, l’auto-libération est une pratique qui doit être accomplie par chaque individu, généralement durant toute la vie. Il n’est pas nécessaire que vous croyiez que cela fonctionne, il n’est que de la mettre en oeuvre. Tout un chacun a la responsabilité de tout mettre en oeuvre afin de dépasser l’ego, tout en restant présent dans le monde et au monde. Il se peut que la pratique implique de suivre un guru et de rejoindre un lignage mais elle est fondamentalement une poursuite solitaire. Personne ne peut libérer quelqu'un d'autre de l'obturation générée par l'identité de soi unique.

Personne, mais vous pouvez entreprendre le voyage qui vous mène au-delà de qui vous êtes.

 

Marchandage avec Dieu

Dans la tradition Occidentale, la libération de l’ego hors de l’incarnation dans le monde physique est un contrat à passer avec l’ego suprême, Dieu. Les négociations sont laborieuses, complexes et loin d’être directes. Elles impliquent une panoplie d’intermédiaires, d’hommes en robes, d’hommes avec des barbes. Ces négociateurs sont tout ce qu’il y a de plus sérieux mais ils portent tous de drôles de chapeaux. Ces trafiquants insistent sur le fait que vous devez vivre selon les règles des livres rédigés ou dictés par Dieu en personne, le Verbe du Père Céleste. La Torah, la Bible, le Coran. Le Verbe a été reçu par des maquignons qui sont réputés avoir bénéficié d’un accès direct au Grand Ego. La garantie que le chétif ego humain sera libéré de ce monde, et transposé dans un monde meilleur, se vend très cher mais on paye sans se rendre compte des frais qui sont occasionnés. Les marchandages avec Dieu sont effectués au coût du potentiel humain.

Il ne s’agit pas de parier sur des favoris avec la sagesse. Le Tantra vaut plus que la Torah en termes d’expérience pure. Ce qui diffère avec le paradigme Asiatique, c’est qu’on peut l’expérimenter. Personne ne sait quand, ou comment, Dieu va honorer le marchandage, sa promesse de nous libérer de ce monde plongé dans l’ignorance. Alors que quiconque peut décider de vivre une dissolution temporaire de l’identité de soi unique : la mort de l’ego. C’est lorsque vous avez mis votre identité de côté qu’il vous est donné de percevoir la nature du monde, ce à quoi ressemble la planète et ses réactions. Mais peu, tellement peu, d’êtres humains font ce choix. Pourquoi ?

L’ego possède un immense pouvoir de rétention. Il emploie des légions d’assistants démoniques pour renforcer sa fausse souveraineté, pour maintenir ses déguisements. Les bienfaiteurs et les protecteurs divins pourchassent ces démons guillerets et persistants. Pour ce faire, ils assument eux-mêmes la forme de démons. Ils se métamorphosent en Bouddhas Courroucés: Mahakalas, Yamantakas, danseurs de cimetières, dakinis buveuses de sang. L’ego se nourrit de rage et il requiert donc une contre-force de rage supérieure pour le vaincre, pour subjuguer sa résistance, pour dissoudre ses postures rigides.

“Cela devient clair lorsque nous examinons quelques exemples du symbolisme associé avec les divinités courroucées. Leur chevelure se hérisse en une crinière étincelante de par leur compassion subjuguante pour la souffrance intense des êtres piégés dans l’illusion. Lorsqu’elles n’ont qu’une seule tête, cela symbolise la vérité absolue tandis que si elles en possèdent trois, ces têtes représentent les trois dimensions de la Bouddhéité (trikaya) tout autant que la transformation des trois poisons mentaux.” Matthieu Ricard. Introduction à Demonic Divine.

La crinière étincelante est une éruption de courants de compassion enragée. Les trois têtes indiquent l’illusion émanant des trois directions du temps: le passé, le futur et le présent. Les passes magiques, et les mouvements de kung-fu, des protecteurs aux nombreux bras repoussent les assauts constants des pensées et des émotions illusoires qui nous subjugueraient si nous n’en étions pas divinement protégés. Les protecteurs courroucés sont constamment vigilants, “protégeant les gens de se nuire à eux-mêmes et de nuire à autrui et luttant pour notre sécurité contre les cancers insidieux de l’auto-illusion et de l’égoïsme”. (Donald Rubin dans Demonic Divine).

Les marchandages avec Dieu, le Grand Ego, ne peuvent susciter aucun attrait chez ceux qui connaissent la dimension supranaturelle de la psyché au sein de laquelle ces forces protectrices sont à l’oeuvre. Mais la prise de conscience de cette dimension, du supranaturel, procède au travers de notre connexion avec le naturel, l’habitat terrestre. Lorsque les êtres humains sont déracinés de leur connexion à la nature, leur faculté d’interagir avec les forces psychiques supranaturelles s’atrophie. Le shamanisme est un antique chemin religieux fondé sur une reconnaissance unique et simple : la vie psychique intérieure de l’espèce humaine est une intériorisation du monde naturel. La redécouverte de cette vérité - la reformulation moderne du shamanisme, si vous préférez - peut être perçue dans la discipline émergente de l’éco-psychologie. La nature et la psyché sont interactives. Cette seule formulation équivaut à des volumes entiers sur l’identité du soi et de Dieu, “l’unité” de la psyché et du cosmos.

Ce terme “unité” est extrêmement trompeur. Les Tantrikas disent : “Le nombre un est au coeur de l’erreur” (Eka Shabdatmika Maya). Alain Daniélou, qui cite cette phrase, souligne que “le cercle est une illusion car le mécanisme cosmique est en réalité toujours formé de spirales. Rien ne retourne à son point de départ.” (Le Destin du monde d’après la tradition shivaïte). L’obsession avec le cercle, et les formes régulières géométriques générées par sa division, sont caractéristiques de la fixation de l’ego sur des schémas auto-référents, le passe-temps du Grand Ego. La dynamique vivante fractale est extérieure et en expansion, ou intérieure et en expansion, spiralant vers des dimensions d’innovations éternelles. Le marchandage avec Dieu est fixé pour la vie, avec une rétribution dans l’après-vie, tandis que l’interaction psyche-nature doit être vécue spontanément, selon des voies innovatrices et empreintes de surprises, à tout moment.

Le pouvoir démonique de la fixation de l’ego est le plus facilement détectable lorsqu’il fait obstacle au choix de l’extase, au choix de l’abandon extatique à la force de vie. Les démons de l’ego dansent dans un cercle resserré et vicieux parce que les humains qui rechignent face à ce choix ont déjà été éjectés du circuit de l’extase. La folie de l’ego insiste sur le confort familier et normatisé et sur le fait de s’en remettre à ce qui est prévisible. De plus, il y a la compagnie de nos amis, de notre famille, de nos relations sociales et de l’humanité dans son ensemble. Don Juan dit à Castaneda que les autres gens, les gens ordinaires, sont des praticiens de la magie noire. L’identité est enchâssée dans l’environnement social mais la mort de l’ego nous arrache à notre syntaxe sociale. Abandonner la compagnie humaine, et plonger momentanément dans la perte de l’identité, n’est pas attrayant - à moins que vous l’ayez vécu un certain nombre de fois et que vous en appréciez la différence. Mais même après l’avoir vécu un nombre de fois, l’attraction de la syntaxe sociale est énorme. A l’instar d’une succion. Il est préférable de rester qui vous êtes. Cette préférence constitue la définition ontologique de ce que vous êtes.

 

John Lash.

Traduction de Dominique Guillet.