« Les âmes sèchent sont les plus sages et les meilleures. »
Héraclite

"L'âge venant, il se peut que vos yeux larmoient ou que vous ayez la goutte au nez quand il fait froid, pourtant toutes vos membranes se dessèchent. La peau et le cuir chevelu également. Les poils se raréfient, et vous ne transpirez plus que rarement. Si la jeunesse doit se battre contre l'acné et la moiteur des paumes, les vieilles dames s'enduisent de crème le soir et vous tendent une main sèche.

La médecine des anciens Grecs affirmait que la jeunesse était humide, alors que l'âge nous tirait vers l'extrême opposé du tempérament : du froid au chaud, de l'humidité au sec. Nous devenons raide, cassant, fragile après avoir été suintant, vert et plein de sève. La médecine populaire a perpétué ces idées pendant de nombreux siècles. Les vieilles personnes, disait-on, ont particulièrement besoin de bains de vapeur et de la viande d'animaux humides comme le lièvre ou le veau, ainsi que de bouillons, de ragoûts et de sauces. Pour combattre le dessèchement de l'âge. Le dessèchement est d'ailleurs si indissociable de la vieillesse que dans certaines langues on dit « sec » pour dire vieux, « vieux » et « sec » ayant le même sens.

Comme ils sont petits dans leur lit ! On dirait que les vieillards s'amenuisent peu à peu avant de disparaître. La fragilité de leur corps associée au fardeau des douleurs et maladies qui les accable est moins un paradoxe qu'un paradigme. Elle atteste du rôle que doit jouer le corps, celui du rétrécissement. Sa valeur décline au regard de ce qui dure. Les maux qui vous semblent insupportables ne sont souvent pour les vieillards que des inconvénients, des dérangements.

Pourquoi le corps doit-il se dessécher et pourquoi les âmes sèches valent-elles mieux que les autres ? S'agit-il simplement de se transformer en momies à la peau parcheminée ? Pouvons-nous donner à ce processus naturel une valeur métaphorique pour que dessèchement signifie autre chose que perte de substance, handicap supplémentaire sur le chemin qui mène à la mort ? Supposez que le dessèchement nous soit imposé non seulement par la nature de notre nature mais par celle de notre caractère, également. Est-il possible que la sagesse du corps nécessite son dessèchement ?

Pour Héraclite, l'âme n'était ni une notion vague et brumeuse, ni un flux de sentiments. Pour lui, l'âme était de feu et, comme le feu, elle voulait grandir, s'élever. Les meilleurs aliments de l'âme – et le mot que nous traduisons par « meilleur » est aristos, racine de notre « aristocrate » - étaient donc ce qu'il y avait de plus raffiné, subtil, léger et sec. À l'origine, le contraste entre aristos et hoi polloi était cosmologique. Le mot polloi, qui fut associé à la masse, est apparenté aux termes qui veulent dire « flux », « humide », « pollution », « marécage », c'est-à-dire l'extrémité humide du spectre. Mieux vaut s'accrocher à son extrémité sèche, c'est pourquoi Héraclite dit encore : « C'est la mort des âmes de devenir humides. »

Aujourd'hui, bien sûr, nous ne pouvons pas lire cette échelle archétypale sans réagir en termes de castes ou de classes. Nous n'avons plus la lecture archétypale de l'âme et du monde qui nous permettrait de donner un sens cosmologique à des maux où nous ne voyons que symptômes, préjudices, problèmes.

Quoi qu'il en soit, une âme humide, pleine de sentiments, dégoulinante de sensiblerie, nous tient enlisés, masquant la clarté de la vision, émoussant le fil de nos décisions. L'âme sèche prend de la hauteur, cherche l'illumination. Elle crépite d'idées, d'intuitions et s'enflamme rapidement. Elle apporte la lumière qui nous guide et nous instruit. Mais la sagesse ne peut se passe de sécheresse.

Dans les civilisations où les anciens sont censés instruire, ils sont les gardiens de la lumière, les éveilleurs dont le savoir est un regard qui perce la ténèbre. Le feu doit être inscrit dans leur caractère. C'est pourquoi ils doivent être secs.

La psychologie alchimique, fondée sur cette même tradition d'une lecture métaphorique du monde, partait de cette idée. Les éléments chimiques étaient aussi la matière de la psyché et avaient une signification psychologique. Les alchimistes travaillaient la métaphore comme le font les bons psychanalystes, mais aussi les poètes et les peintres.

L'une des principales opérations alchimiques consistait à faire évaporer l'excès d'humidité dans une grande poêle afin d'obtenir la matière sèche qui permettait de faire ensuite des décoctions. Trop de liquide dans la substance de l'âme tend à la putréfier. On se sent imbibé, débordant ; incapable de dépasser cet état d'esprit ; stagnant. Dissous dans le chagrin, la nostalgie, dans des situations embrouillées, gluantes. L'évaporation fait sortir la vapeur, élimine l'humidité qui vous engluait. Toute viscosité se transforme en poussière ; vous n'êtes plus collé à vos anciennes allégeances. Une fois l'émotion extraite d'un souvenir, celui-ci peut être considéré comme une intéressante curiosité. Toute turbulence évaporée, il ne reste que des os nus, une essence desséchée, assez semblable à un résidu chimique purifié de toute matière superflue. La réduction de passé à la sécheresse des faits produit le sel de la sagesse que les vieux sont censés pouvoir dispenser. Mais ils ne parviennent à l'essence de ce savoir amer qu'une fois leur implication émotionnelle complètement desséchée.

Les choses se mettent alors à dériver sans commentaire, sans qu'on les remarque, même, comme si le besoin de s'en mêler s'était évaporé. Les vieux ont un regard plus distant ; même si leur rétine n'est pas décollée, leur vision l'est. Pour voir net, nous sommes obligés de tenir les objets de plus en plus loin de nous. Sécheresse de la vision lointaine. Mode de détachement bouddhiste spécifique au corps.

Ces drôles d'alchimistes moyenâgeux, avec leur chapeau et leur barbe étranges, avec leurs grimoires cryptés, nous enseignent, il me semble, une nécessaire discipline de l'âme : celle-ci doit assécher les inondations d'enthousiasme naïf, les débordements de sentimentalité. L'âme sèche a un humour caustique, un esprit mordant. Son œil sec voit le monde à travers moins de subjectivité. Nous, les vieux, devenons taniques – secs comme un bon vin."

La force du caractère, de James Hillman, 1999